Amitié (philosophie)L’amitié est un concept philosophique important, notamment en éthique. Philosophie antiqueLa tradition philosophique ancienne occupe une place problématique au regard de la philosophie de l'amitié : il n'existe pas d'équivalent exact du concept moderne d'amitié en grec ancien. La philia, usuellement traduite par amitié embrasse un rayon de relations beaucoup plus vaste, notamment familiales ou économiques[1]. Ces incertitudes soulignent la nature culturelle et relative du concept moderne d'amitié, indissociable de la manière dont des sociétés qualifient et délimitent les différentes formes de relations humaines. PlatonBien que Platon n'ait pas théorisé explicitement l'amitié, une lecture transversale de ses grands textes permet de dégager une idée de la philia comme recherche commune de la vertu.
AristoteAristote distinguait trois sortes d'amitié (philia) :
Pour Aristote, la seule véritable amitié est l'amitié vertueuse. Cette dernière est recherchée par tout homme, même si tout homme ne la rencontre pas nécessairement. Elle peut naître entre deux individus d'« égale vertu » selon le philosophe et se distingue de l'amour en cela que l'amour crée une dépendance entre les individus. Toujours selon Aristote, l'ami vertueux (« véritable ») est le seul qui permet à un homme de progresser car l'ami vertueux est en réalité le miroir dans lequel il est possible de se voir tel que l'on est. Cette situation idéale permet alors aux amis de voir leur vertu progresser, leur donnant ainsi accès au bonheur, notion évoquée dans le dernier livre de l’Éthique à Nicomaque et qui est, pour Aristote, la plus importante[3]. Aristote pose ainsi l'amitié (véritable) comme prérequis indispensable pour accéder au bonheur. Au Ier siècle av. J.-C., dans son traité philosophique De l'amitié (en latin Laelius de amicitia), Cicéron a défini l'amitié : « Entente en toutes choses divines et humaines, accompagnée de bienveillance et de charité » [4]. Renaissance et ère moderneL'amitié courtoise. Les Précieuses. L'égalité des sexes. L'amitié hommes/femmesLes clercs savants de la Renaissance du XIIe siècle ont pour modèle la conception de l'amitié détachée du stoïcisme cicéronien et sénéquien qui s'inscrit comme une voie vers la sagesse[5]. René Nelli, que cite Jacqueline Kelen, explique dans son livre L'érotique des troubadours : « Les femmes ont longtemps aspiré à être "en amitié", en confiance, avec l'homme, parce qu'elles redoutaient de n'être pour lui qu'un objet sexuel (…) L'amour, en tant que "bienveillance" de l'homme pour la femme, n'a pu prendre conscience de lui-même, en Occident, que lorsque les amants eurent appris, en dehors du mariage, et par une sorte d'analyse idéale, à dissocier la communion animique de l'acte charnel et à spiritualiser, dans l'égalité, leurs relations avec leurs maîtresses sur le modèle de l'amitié masculine[6]. » Elle cite également comme exemples historiques les Précieuses et les femmes tenant salon au XVIIIe siècle. Mais, poursuit-elle, « c'est depuis que la femme a recouvré son statut de personne égale que l'amitié peut se développer entre homme et femme, dans le milieu professionnel et aussi dans la sphère du privé[7]. » François de SalesDans Introduction à la vie dévote (1619) François de Sales écrit :
De Montaigne à Teilhard de Chardin![]() Le texte suivant est bien connu mais l'on n'en fait souvent lire que le premier paragraphe :
Le divin dans l'amitié d'Augustin à MontaigneLe mélange des volontés chez Montaine fait songer à ce que dit Teilhard de Chardin dans Le milieu divin: « J'ai ardemment goûté la joie surhumaine de me rompre et de me perdre dans l'âme de ceux à qui me destinait la bien mystérieuse dilection humaine[10].»
En fait, Montaigne écrivait déjà des lignes aussi fortes – sinon plus fortes – que le célèbre jésuite à propos de la Boétie :
Je me fusse certainemement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy fait nécessairement songer à la parole de saint Augustin sur Dieu : Interior intimo meo [Dieu m'est plus intime à moi-même que moi-même] [12]. La suite met l'accent sur une dimension que l'on pourrait appeler "extraordinaire" de l'amitié car elle ne s'exprime pas souvent de cette manière : « (…) à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvas mes si pins, si cognas, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche, que l'un à l'autre. Il écrivit une Satyre Latine excellente, qui est publiée : par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous restions tous deux hommes faits : et lui plus de quelque année) elle n'avoit point à perdre temps. Et n'avoit à se régler au patron des amitiez molles et regulieres, aus quelles il faut tant de precautions de longue et preallable conversation. Cette cy n'a point d'autre idee que d'elle mesme, et ne se peut rapporter qu'à soy. Ce n'est pas une spéciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille : c'est je ne sçay quelle quinte-essence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne : d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre à la vérité, ne nous reservant rien qui nous fust propre, ny qui fust ou sien ou mien6. » L'amitié et la mortMontaigne dans ses essais parle de la mort de son ami La Boétie à laquelle il assista longuement. Dans le même registre, une autre des scènes les plus impressionnantes d'amitié dans la littérature, en raison de sa longueur, est sans doute celle du roman de Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, qui met en présence deux amis de l'École Normale Supérieure reprenant leurs graves discussions intellectuelles sur la foi. Le critique littéraire flamand Joris Eeckhout a écrit dans ses Litteraire profielen que ce « dialogue entre les deux amis devrait pouvoir être reproduit ici in extenso, non pas seulement en raison de son intérêt apologétique mais surtout à cause de sa valeur littéraire : il appartient en effet aux très belles pages de la littérature mondiale[13]. » Philosophie contemporaineImpossibilité de généraliser un sentiment intimeExaminant les différentes formes de mépris social, Axel Honneth distingue, dans Intégrité et mépris[14] : a) les humiliations physiques par le viol ou la torture de la personnalité individuelle, b) l'exclusion sociale c) le mépris pour des formes de réalisation de soi. La première forme est le traitement humain le plus dégradant car dit-il, ce mépris dépouille l'être humain de l'autonomie physique dans son rapport à lui-même et il détruit par là même une composante élémentaire de sa confiance au monde[15]. Une telle destruction exige une forme de reconnaissance que Hegel appela dans sa jeunesse et sa phase romantique l'amour et qui concerne l'amitié. Les besoins et les affects ne peuvent être confirmés que si on les satisfait directement et par conséquent la reconnaissance doit prendre la forme d'une approbation et d'un encouragement affectifs, ce qui ne se peut que dans une relation de reconnaissance où des personnes en chair et en os se portent des sentiments d'estime particuliers. À partir de là, l'individu peut adopter à son égard une attitude de confiance en soi, notamment dans l'expression de ses besoins et émotions. Ce mode de rapport – dans lequel on peut inclure l'amitié – n'est pas généralisable, notamment parce que ces attitudes ne peuvent être exigibles des individus comme on en peut exiger l'obéissance à la loi, aux valeurs de solidarité, etc. Honneth écrit donc à propos de l'amitié
Agamben et la méconnaissance délibérée de la philia aristotéliciennePour précède tout autre partage, parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même »[17]. L'amitié précède toute représentation ou conceptualisation :
Son extrême proximité, sa coextensivité avec le sentiment d'exister, qu'Agamben appelle un « con-sentir », expliquerait l'incapacité des philosophes à en prendre la mesure, comme l'illustre sa présence même dans le termehe[Quoi ?] et Derrida, il aurait été délibérément problématisé, pour des raisons « stratégiques ». Diogène Laërce, dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres rapporte un propos d'Aristote qui, selon Derrida et Nietzsche, serait énigmatique et paradoxal à dessein :
Or, Agamben souligne que ni Nietzsche, philologue de formation, ni Derrida, qu'Agamben avait contacté à ce sujet[18], ne pouvaient ignorer que le véritable propos d'Aristote était bien plus intelligible qu'ils ont voulu le faire croire. Une fois la coquille corrigée, comme le philologue Isaac Casaubon l'avait fait dès 1616,
le propos devient conforme au style et au propos d'Aristote dans livres huit et neuf de l'Éthique à Nicomaque :
Agamben, au moyen d'une analogie avec les mécanismes de l'insulte, explique les raisons du malaise des philosophes : « le terme « ami » partagerait cette condition, non seulement avec les insultes, mais aussi avec les termes philosophiques dont on sait bien qu'ils n'ont pas une dénotation objective mais, qu'à la manière des termes que les logiciens médiévaux définissaient comme des « transcendants », ils signifient tout simplement l'être ». Liens externesFriendship, Stanford Encyclopedia of Philosophy. Notes et références
Information related to Amitié (philosophie) |