Aurore (Nietzsche)
Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux (Morgenröte – Gedanken über die moralischen Vorurteile) est une œuvre de Friedrich Nietzsche, publiée en 1881. Elle se compose de 575 aphorismes répartis en cinq livres. Nietzsche en propose lui-même un résumé dans un avant-propos datant de 1886 :
Le livre est une véritable avancée relativement au précédent (Humain, trop humain), car Nietzsche y expose avec plus de cohérence et de détails un grand nombre de thèses (immoralisme de l'existence, psychologie des croyances morales, erreur de la causalité morale, suppression de l'idée de punition, besoin de réévaluer nos actions et nos sentiments, etc.) qui constitueront ses œuvres suivantes (Par-delà bien et mal, Généalogie de la morale). TitreLe titre fait directement référence au livre du mystique Jakob Boehme, Morgenröthe im Aufgang (traduit par L'aurore à son lever) écrit vers 1610[1]. HistoriqueÉbauchesLes premières ébauches d’Aurore furent commencées au printemps de l’année 1880 à Venise. Peter Gast, le fidèle ami du philosophe, notait alors — de la mi-mars à fin juin — des pensées dictées par Nietzsche ou recueillies dans ses conversations. Ce cahier de notes fut intitulé « L’Ombra di Venezia » et servit de base au volume. D’autres ébauches furent poursuivies à Marienbad (juillet, août) et à Stresa, sur le lac Majeur (octobre, novembre)[2]. ÉcritureEn et janvier 1881, à Gênes, Nietzsche put enfin rédiger le volume dans ses lignes générales sur un cahier qui prit le titre « Le Soc de la charrue ». Puis une série d’aphorismes terminée le y fut encore ajoutée. ÉditionImprimé chez B. G. Teubner, à Leipzig, le volume parut en , chez Ernst Schmeitzner, à Chemnitz, sous le titre de « L’Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux ». Lorsque l’éditeur Fritzsch, de Leipzig, devint dépositaire des œuvres de Nietzsche, Aurore fut augmenté de sa préface actuelle, écrite à Ruta, près Gênes, en . Livre premierHenri Albert a proposé un classement des aphorismes dans sa traduction :
Mais il est possible de voir une certaine progression historique dans ce premier livre :
Toutefois, cette présentation ne doit pas faire oublier que pour Nietzsche toutes les époques se recouvrent plus ou moins : par exemple, la moralité des mœurs est à l'œuvre dans le développement de la raison. De ce fait, une époque est moins un temps historique précis, qu'une certaine caractéristique d'une civilisation donnée. La moralité des mœursLe début de la première partie est consacrée à une étude de ce que Nietzsche nomme moralité des mœurs (notion introduite au § 9), que l'on peut définir comme l'ensemble des coutumes qu'une communauté impose à ses membres et qui est strictement équivalent à la moralité :
La moralité des mœurs s'oppose de cette manière à l'individuel, par des contraintes arbitraires, souvent brutales et cruelles, qui ne peuvent être modifiées qu'en jouant sur les superstitions reçues ; l'individu doit par exemple simuler la folie (ou la provoquer) et se présenter comme le serviteur d'une puissance divine :
Le christianismeL'autre grand groupe d'aphorismes de ce premier livre est consacré à l'étude du christianisme qui, par certains aspects, s'oppose à la moralité des mœurs (l'individu y est ainsi valorisé d'une manière nouvelle, et cette valorisation se retrouvera aux fondements de la pensée moderne), tout en reproduisant certaines pratiques religieuses cruelles, et nuisibles, selon Nietzsche, à la santé mentale et physique des individus (la faute, qui était collective dans la moralité des mœurs, s'intériorise et provoque de nouvelles tortures morales). Dans l'ensemble, cette partie présente le projet nietzschéen de mener à terme la critique des croyances morales traditionnelles et religieuses qui reposent sur des erreurs, en particulier sur l'erreur de la causalité spirituelle (« Partout où a régné la doctrine de la spiritualité pure, elle a détruit par ses excès la force nerveuse. § 39 »). Selon Nietzsche, la modernité, malgré son individualisme prononcé, conserve des traces de comportements fondés sur de telles erreurs. Une telle critique doit alors conduire à reconsidérer l'ensemble de nos valeurs à la lumière de la science, afin de débarrasser l'humanité de concepts (comme la responsabilité et la culpabilité) qui assombrissent la vie en rendant l'homme malade et dépendant de représentations dépressives (notamment le péché) qui rendent nécessaires des consolations imaginaires tout aussi nuisibles :
Nietzsche décrit la cruauté qu'il pense voir dans l'histoire passée et présente de l'humanité et, la rapportant à des systèmes de croyances morales et religieuses qui sont à surmonter, il en montre le caractère barbare au sein des civilisations modernes (quoique par ailleurs la souffrance soit pour Nietzsche une forme de discipline). Outre ces deux groupes, qui occupent une grande partie du premier livre, on trouve deux séries d'aphorismes d'une grande importance pour la compréhension de la méthode de Nietzsche. Le premier groupe (principalement les aphorismes 1 à 8, et quelques autres) porte sur l'histoire des origines ; le second sur la vie contemplative. Problèmes posés par la question de l'origineIl est possible de résumer la problématique de l'origine dans la pensée de Nietzsche par cette thèse que la connaissance que nous avons de la finalité d'une chose n'est pas la connaissance de la cause par laquelle cette chose existe. La finalité, dans ce cas, est l'ordre (essentiellement fondé sur la morale et sur des erreurs psychologiques) que nous mettons dans les choses ; il suit de ces deux propositions que la recherche historique est de toute nécessité a-morale. Ainsi, dans le cas de la moralité des mœurs, Nietzsche peut-il en déduire que cette dernière comporte deux aspects qu'il faut bien distinguer : la moralité des mœurs en tant qu'ensemble de rituels, et la moralité des mœurs en tant qu'elle fait l'objet d'une interprétation qui en rationalise plus ou moins l'existence en lui prêtant une finalité :
Origines et développements de la vie contemplativeCette différence sera donc logiquement affirmée lorsqu'il s'agit d'examiner la question de la vie contemplative (c'est-à-dire le développement de la pensée), question traitée dans la seconde série d'aphorismes. En effet, la question n'est pas pour Nietzsche de définir la vie par la pensée au moyen des buts que les hommes contemplatifs lui ont donné, mais de chercher si l'on peut expliquer la naissance de ce genre de vie par un ensemble de causes qui relèvent tout à la fois de la psychologie et de la sociologie :
Livre deuxièmeHenri Albert a proposé un classement des aphorismes de ce livre :
Ce deuxième livre commence par être une manière de reprise du premier. Tout en reprenant les résultats de ses réflexions sur la moralité des mœurs, la pensée de Nietzsche se porte dans les premiers aphorismes sur l'opposition entre l'universalité des problèmes moraux et le bonheur individuel, c'est-à-dire sur le conflit entre l'autorité des mœurs et les appréciations de valeurs originales. Il examine en particulier comment se forment les sentiments qu'inspirent la morale, comment ces sentiments entravent le développement de la raison, et empêchent les individus de se tenir pour des puissances individuelles autonomes. Il déduit de là que la critique de la morale n'est pas suffisante pour qu'il y ait un progrès authentique : il faut encore rééduquer ses sentiments, sa sensibilité, pour parvenir à une véritable autonomie qui dépasse les appréciations reçues dans l'enfance (par l'entourage notamment) qui rendent tout individu dépendant de l'image que les autres ont de lui. On trouve ainsi dans ces aphorismes (en particulier 104 et 105) une formulation de l'opposition entre une morale d'esclaves (aliénation à des valeurs reçues de l'extérieur) et une morale de maîtres (individualité qui prend ses valeurs d'elle-même, de sa nature heureuse et libre). ExtraitsLes nombres qui suivent les citations indiquent respectivement le numéro du livre et celui de l'aphorisme. La traduction est celle de Julien Hervier (Folio).
Références
Voir aussiTraductions
Bibliographie
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