« Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle »
C'est pour souligner l'influence de la méthode morphologique de Goethe que Spengler a donné au Déclin de l'Occident le sous-titre « Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle ». En effet, cette œuvre analyse l'histoire en distinguant de grandes cultures historiques qui, semblables à des êtres biologiques, naissent, croissent, déclinent et meurent. Il distingue huit grandes cultures principales et trois attitudes principales propres à l'Occident : l'attitude apollinienne, l'attitude magique et l'attitude faustienne. Cette synthèse se veut froide et lucide.
Spengler est aussi l'un des derniers auteurs saisis par le romantisme du fracas des civilisations et la mélancolie des fins du monde. Il développe, par ailleurs, une vision cyclique ou « sphérique » de l'histoire, où cette dernière n'a pas de sens. Chaque culture est déterminée par son héritage, ses valeurs et son sentiment du destin.
Dans le second volume, paru en 1922, Spengler met l'accent sur les différences entre le socialisme allemand, qui est à son avis compatible avec le conservatisme prussien, et le marxisme. En 1924, au terme de la crise économique, Spengler s'engage en politique avec le projet de porter au pouvoir le général Hans von Seeckt ; ce sera un échec.
Tableaux synoptiques
Trois tableaux synoptiques présentent chacun les étapes parallèles de 4 différentes civilisations dans les domaines : spirituel, esthétique, et politique.
Époques spirituelles (Geistesepochen).
Époques esthétiques (Kunstepochen).
Époques politiques (Politischer Epochen).
Époques spirituelles
1er tableau — les époques spirituelles « contemporaines »
Hiver : La civilisation cosmopolite commence. — Extinction de la force créatrice de l'âme. — La vie même devient problème. — Tendances éthico-pratiques de la masse irréligieuse, amétaphysique des grandes villes.
10. Conception matérialiste du monde : le culte de la science, de l'utilité et du bonheur
Civilisation : L'existence sans forme intérieure. — Art citadin comme luxe, sport et excitant nerveux. — Le style cède aux modes passagères rapides sans contenu symbolique. — (Reconstitutions, inventions arbitraires, emprunts)
a) « Art moderne » — « Problèmes » esthétiques — Essais de figuration et d'excitation de la conscience cosmopolite — Transformation de la musique, de l'architecture, de la peinture en industries d'art
b) Termes du développement de la forme en général : architecture et ornement insensés, vides, artificiels, surchargés — Imitation de motifs archaïques et exotiques
Culture : Groupe ethnique de style marqué et d'intuition cosmique unitaire : « Nations ». Action d'une idée d'État immanente.
1. Période de jeunesse : division organique de l'existence politique — Les 2 premiers ordres : noblesse et clergé — Économie féodale des valeurs purement terriennes
a) Féodalité : esprit rural et paysan — La « ville » n'est qu'un marché ou un bourg — Palais changeant de maîtres — Idéals chevaleresques et religieux — Lutte entre vassaux ou des vassaux contre leurs suzerains
L'État féodal sous la IVe dynastie. — Puissance croissante des féodaux et des prêtres. — Le pharaon incarnation du Râ.
2. Période de maturité : réalisation de l'idée d'État mure — La ville contre la campagne — Naissance du 3e ordre : la bourgeoisie — Victoire de l'argent sur les biens
e) Coups d'État (Révolution et napoléonisme) — Victoire de la ville sur la campagne (du peuple sur les privilégiés, de l'intelligence sur la tradition, de l'argent sur la politique)
‑ : Révolutions et régime militaire. — Chute de l'Empire. — Petits souverains issus, pour partie, du peuple.
Civilisation : Dissolution du corps ethnique, désormais doué d'un sens essentiellement cosmopolite, et réduction de ce corps en masse informe. Ville mondiale et province : le 4e ordre (masse) — Anorganique — Cosmopolite.
a) Règne de l'argent (« Démocratie ») — Les puissances économiques com-pénètrent la forme et le pouvoir politiques
- : Temps des Hyksos. — Décadence très profonde. — Dictature des généraux étrangers (Chian). — Victoire définitive des rois de Thèbes à partir de .
b) Formation du césarisme — Victoire de la politique de violence sur l'argent — Les formes politiques prennent un caractère de plus en plus primitif — Épuisées intérieurement, les nations se réduisent en une population informe et se condensent dans un impérium qui retourne peu à peu au despotisme primitif
c) Vers la forme définitive : politique privée et familiale des souverains — Le monde comme butin : égyptianisme, mandarinisme — Cristallisation ahistorique et impuissance de l'impérialisme même, contre l'esprit de rapine des peuples jeunes ou des conquérants étrangers — Ascension lente des hommes primitifs vers une vie hautement civilisée
Le Déclin de l'Occident est l'un des essais historiques les plus controversés parus depuis 1918. Son succès tient d'abord au contexte de sa parution, la Première Guerre mondiale ayant ébranlé les thèses positivistes et scientistes[2] ; ensuite à la synthèse d'une profusion de faits scientifiques qu'effectue Spengler pour en former une fresque d'ensemble. Spengler conçoit ainsi une histoire universelle — une collection ordonnée des événements, passés, présents ou à venir — qui a fasciné nombre de lecteurs.
Les aspects particulièrement controversés de l'étude de Spengler auront été, d'une part, son formalisme historique — une juxtaposition d'analogies historiques qui le discrédite auprès de certains spécialistes — et, d'autre part, les conclusions politiques que tire Spengler de sa conception cyclique des Grandes Cultures. Enfin, on lui reprochait son dilettantisme.
La recension du second volume du Déclin de l'Occident que publie le magazine américain Time, en 1928, commence par rappeler l'immense influence et les controverses suscitées au long de la décennie écoulée par les idées de Spengler :
« Lorsque le premier volume du Déclin de l'Occident parut en Allemagne il y a quelques années, il s'en vendit des milliers d'exemplaires. Le discours des intellectuels européens était saturé de Spengler. Le spenglérisme transpirait des stylos d'innombrables disciples. Il fallait avoir lu Spengler, qu'on partage ses idées ou qu'on s'en indigne ; et cela reste vrai[6]. »
En conclusion d'une critique accablante, Robert Musil reconnaissait que si d'autres auteurs n'avaient pas commis autant d'erreurs, c'était qu'ils ne s'étaient aventurés que sur un seul versant des connaissances. Il caricature ainsi la « méthode Spengler » :
« Il y a des papillons jaune citron, il y a des Chinois jaune citron. On peut donc affirmer que dans une certaine mesure, le papillon est, pour l'Europe centrale, l'analogue nain et ailé du Chinois : papillon et Chinois sont en effet tous deux des évocations du plaisir des sens. Voilà pour la première fois établie la correspondance entre l'ère du Lépidoptère et la culture chinoise. Que le papillon ait des ailes et que le Chinois en soit dépourvu n'est qu'un épiphénomène[7]… »
Thomas Mann fit d'abord l'éloge du livre avec emphase et proposa de lui décerner le Prix Nietzsche : il y voyait un « livre empreint du sens tragique, aux hypothèses audacieuses, dans lequel on retrouve les traits essentiels nécessaires aujourd'hui à l'Allemand[8]. » Mais dès 1922, alors qu'il commençait à se réconcilier avec la République de Weimar, il prit davantage ses distances avec Spengler. S'il appréciait toujours la brillante épopée, il se démarquait du pessimisme schopenhauérien et du sens tragique de l'auteur. L'œuvre lui paraissait trop fataliste et défaitiste :
« Ces idées préconçues et ce mépris de l'Homme sont le fonds de commerce de Spengler… Il a tort de présenter Goethe, Schopenhauer et Nietzsche comme les inspirateurs de sa prophétie de hyène[9]. »
Karl Popper rédigea Misère de l'historicisme[10] en réaction contre le principe spenglerien selon lequel il y aurait des lois historiques immuables. Le critique marxiste Georg Lukács voyait dans l'essai de Spengler une étape entre Nietzsche et Hitler[11].
Theodor Adorno ne défendit pas la philosophie de l'histoire de Spengler dans son ensemble contre les critiques tendancieuses et en partie parfois sciemment diffamantes de l'Après-guerre mais il les jugeait trop simplistes et trop définitives :
« Spengler compte au nombre des théoriciens de l'extrémisme dont la critique du Libéralisme des progressistes se dévoile pas à pas. »
Adorno approuve l'interprétation que fait Spengler du fascisme comme un césarisme moderne et développe les arguments par lesquels il s'en prend à la culture de masse et au système des partis. Toutefois, la plus grande partie de l'essai d'Adorno désapprouve fondamentalement l'interprétation de Spengler sur le cours sanglant de l'histoire : après avoir constaté que « Nietzsche, dont Spengler imite à satiété le style grandiloquent, sans jamais, contrairement à Nietzsche lui-même, se résigner à se réconcilier avec le monde », il en vient à la critique décisive suivante :
« Spengler et ses semblables sont moins les prophètes du tour pris par l'Esprit du Monde que ses acteurs zélés[12]. »
Récemment, l'historien belge David Engels reprit la thèse spenglerienne et postula, sur base d'une comparaison systématique de douze indicateurs de crise, des analogies fondamentales entre la crise de l'Union européenne du 21e siècle et la chute de la République romaine tardive[13].
Influences ultérieures
L'essai de Spengler a influencé entre autres Arnold Toynbee et John Bagot Glubb qui, analysant les cycles de croissance et d'effondrement de 17 civilisations et non juste de l'Occident, en recense les similitudes et s'aperçoit que toutes ont le même cycle, et ne diffèrent que dans la phase finale qui les achève au terme de leur déclin[14]
↑« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrit à cette même époque Paul Valéry.
↑Cf. Franz Borkenau, Ende und Anfang : Von den Generationen der Hochkulturen und der Entstehung des Abendlandes, Klett-Cotta, , 555 p. (ISBN3-608-93032-9).
↑(en) DeAngelis W., Wittgenstein and Spengler, Dialogue, vol. 33, 1994 ; publié en livre Ludwig Wittgenstein - A Cultural Point of View (Ashgate Wittgensteinian Studies), 2007.
↑Henry Miller consacre le chapitre final de son livre Plexus (1952) au Déclin de l’Occident, citant textuellement de longs passages de l’œuvre, célébrant et glosant les réflexions de Spengler : « Néanmoins, j’ai une immense gratitude pour Oswald Spengler d’avoir accompli cet étrange tour de force — décrire à merveille la sinistre atmostphère d’artério-sclérose qui est la nôtre, et en même temps briser le monde rigide de la pensée qui nous enveloppe, nous libérant ainsi — à tout le moins en pensée. À chaque page, pratiquement, un assaut se livre contre les dogmes, convictions, superstitions et modes de pensée qui caractérisent les quelques dernières centaines d’années de la « modernité ». Théories et systèmes sont jetés en tous sens comme des quilles. Tout le paysage conceptuel de l’homme moderne est dévasté. Ce qui émerge n’est pas les ruines savantes du passé mais des mondes nouvellement recréés où l’on peut « participer » avec ses ancêtres, revivre le Printemps, l’Automne, l’Été, voire l’Hiver, de l’histoire de l’homme. Au lieu d’avancer en titubant à travers les dépôts glaciaires, on est emporté sur un flot de sève et de sang. Le firmament lui-même se trouve remanié. C’est là le triomphe de Spengler — d’avoir fait revivre le Passé et l’Avenir dans le Présent. On est de nouveau au centre de l’univers, chauffé par les feux solaires, et non à la périphérie, luttant contre le vertige, luttant contre l’épouvante de l’innommable abîme » (Plexus, ch. XVII, p. 642-643, trad. Elisabeth Guertic, Paris, Buchet/Chastel, 1962).
↑Trad. d'après Robert Musil, Gesammelte Werke, vol. 8 : Essais et discours, Reinbek-bei-Hamburg, Rowohlt Verlag, (réimpr. 1978), « Geist und Erfahrung. Anmerkungen für Leser, welche dem Untergang des Abendlandes entronnen sind »
↑«…Ein Buch voller Schicksalsliebe und Tapferkeit der Erkenntnis, worin man die großen Gesichtspunkte findet, die man heute gerade als deutscher Mensch braucht“, cité par Klaus Harpprecht, Thomas Mann, eine Biographie, chap. 32.
↑Cf. Georg Lukács (trad. Peter Palmer), The destruction of Reason [« Die Zerstörung der Vernunft »], Londres, The Merlin Press, (réimpr. 1980), p. 751-752
« If, in assessing Hitler, we put the accent solely on his low intellectual and moral standards... such an assessment is correct. But it was again historical necessity which caused the lowering of standards. It is a steep descent from Schelling and Schopenhauer — via Nietzsche, Dilthey, Spengler, etc.—to Hitler and Rosenberg. »
Cet ouvrage n'existe malheureusement encore pour l'instant qu’en traduction partielle en français, aucun éditeur n'ayant jugé opportun de faire connaître cette œuvre au public francophone.
↑(de) Theodor W. Adorno, Spengler nach dem Untergang, (réimpr. 1950)