Un prête-plume[1] ou écrivain fantôme[a],[1], autrefois appelé familièrement nègre littéraire, ou simplement nègre[2],[3], est l’auteur « sous-traitant » et anonyme d’un texte signé par une autre personne, souvent célèbre.
Le mot « nègre », dérivé de l’adjectif latin niger (« noir »), désigne par métonymie une personne à la peau noire, originaire d'Afrique subsaharienne. Ce mot chargé de connotations négatives est aujourd’hui remplacé par « noir »[7], sauf raisons particulières comme une revendication identitaire par exemple (cf. la négritude)[8].
En relation avec la situation sociale des esclaves déportés par la traite des Noirs dans le monde occidental à partir du XVIe siècle, le mot « nègre » désigne dès le XVIIe siècle une personne que l’on fait travailler très durement et sans respect, le plus souvent dans les champs ou comme domestique[9].
C’est de cette fonction servile dans laquelle la personne exploitée n’a droit à aucune reconnaissance que viendra par analogie, au XVIIIe siècle, le sens d’auxiliaire qui effectue le travail d’un commanditaire qui s’en attribue le profit. Le Trésor de la langue française[10] donne la définition suivante : « personne anonyme qui rédige pour une personnalité, qui compose les ouvrages d’un auteur connu » avec des citations du XXe siècle (Georges Duhamel , Tharaud ) ; le dictionnaire Le Robert donne, quant à lui, pour la première occurrence de ce sens, sans indiquer chez quel auteur ou dans quelle œuvre. On a alors la définition moderne d’une pratique très ancienne, associée par exemple à Alexandre Dumas père et qu’illustre le mot prêté à son fils : « Dumas ? Un mulâtre qui a des nègres. » C’est d’ailleurs Eugène de Mirecourt qui a vraiment lancé le terme dans son pamphlet sur Dumas en [11].
Le mot « nègre » avec ce sens figuré n’apparaît pas dans le Dictionnaire universel de Pierre Boiste (1812), ni dans le Littré de , ni dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (p. 903, t. 11). Le Dictionnaire de l’Académie en [12] se limite à un sens restrictif avec la définition suivante : « Il se dit, en langage d’atelier, d’un auxiliaire qu’on emploie pour préparer un travail, pour en exécuter la partie en quelque sorte mécanique. »
Les autres termes aujourd'hui préférés officiellement en France et au Canada
Dans le domaine littéraire, le terme de « plume » ou « prête-plume » est employé jusqu’au XVe siècle, coïncidant avec le début du développement du commerce triangulaire et, avec lui, de l'esclavage des Noirs. Ce terme est resté utilisé par les Canadiens francophones. Ainsi, l'Office québécois de la langue française observe que le terme « nègre » provoque aujourd'hui des réticences en raison de sa très forte connotation, et suggère d'utiliser des termes plus neutres comme « prête-plume » et « écrivain fantôme »[1].
Au XVIIIe siècle, le terme consacré était celui d’« écrivain à gage », et dans le langage familier spécialisé des écrivains et des éditeurs, on trouve le mot « teinturier » avec le même sens[14]. Voltaire, lui, utilisait le terme de « blanchisseur[15] ».
Le mot « nègre » dérange aujourd’hui[Depuis quand ?] à cause de sa connotation raciste. On l’emploie ainsi souvent entre guillemets ou accompagné de l’adjectif « littéraire » et on a proposé des substitutions comme « écrivain privé », ou « écrivain sous-traitant », « rewriter », etc., mais leur emploi n’est pas vraiment établi. On trouve parfois des euphémismes comme « collaborateur », « relecteur », « chargé de la mise en forme »[réf. nécessaire] ou « documentaliste ».
En , la journaliste Sophie Blandinières a dit « j'assume totalement le terme de « nègre » et je le revendique »[16].
Le cas qui a popularisé l'image du prête-plume ou « nègre littéraire » est celui d'Alexandre Dumas père et d'Auguste Maquet, le plus connu de ses collaborateurs de l'ombre. Maquet rédigeait une première mouture à partir de ses recherches historiques, puis celle-ci était récrite par Dumas, qui ajoutait son style d'écrivain ainsi que les épisodes issus de son imagination[23]. Ainsi, une dizaine de pages écrites par Maquet pouvaient se voir multiplier par dix après le passage du romancier[23]. Certaines parties du premier jet ont été cependant reprises sans aucune modification, notamment dans Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo ou Vingt Ans après.
Eugène de Mirecourt est resté célèbre pour ses démêlés avec Dumas. Il a dénoncé, en , dans un pamphlet raciste intitulé Fabrique de romans : Maison Alexandre Dumas & Cie, le fait que l’œuvre de Dumas était rédigée par d’autres. Il écrit que les collaborateurs du romancier « se ravalaient à la condition de nègres, travaillant sous le fouet d’un mulâtre ». Dumas a porté plainte et Mirecourt a été condamné à six mois de prison et à une amende pour diffamation[24]. Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Octave Feuillet, Jules Janin, Eugène Sue, Anicet-Bourgeois, Paul Bocage auraient figuré parmi les écrivains fantômes de celui que Mirecourt désignait comme « le premier homme de couleur à avoir des nègres blancs »[25],[26].
Apollinaire a été l'un des deux prête-plume employés par l'avocat Henry Esnard pour rédiger le roman-feuilleton Que faire ? consacré à deux affaires criminelles datant de et , les procès Pranzini et Prado[27],[28]. Ce feuilleton, signé « H. Desnar », a été publié dans Le Matin en [28].
Plusieurs prête-plume sont devenus célèbres par eux-mêmes, comme Octave Mirbeau, ou H. P. Lovecraft, qui a prêté sa plume à divers auteurs de science-fiction. Colette, au début de sa carrière, a écrit la série des Claudine publiée sous le nom de son mari Willy.
Le général de Gaulle, alors à l’état-major de Philippe Pétain, a rédigé sur sa demande ce qui deviendra La France et son armée. Lassé d’attendre, de Gaulle fit publier le livre en le signant de son nom et se brouilla avec Pétain, malgré l’avant-propos où il lui rend hommage. De même, Emmanuel Berl est l'auteur de certains discours de Pétain en 1940[29].
L’utilisation d’un prête-plume est de mise pour les autobiographies ou les récits de personnalités célèbres dans le domaine de l'art, de la politique, du sport ou des faits divers comme :
La suspicion est fréquente à propos des auteurs et autrices prolifiques qui ont en même temps de lourdes activités publiques connues, comme Patrick Poivre d'Arvor[37], Jack Lang (François Ier, Laurent le Magnifique, Nelson Mandela), Alain Juppé (Montesquieu) ou François Bayrou (Henri IV, le roi libre)[38],[39].
C’est également le cas pour celles et ceux qui utilisent le travail de recherche effectué sous leur direction pour des mémoires ou des thèses et qui s’approprient ce travail sans toujours mentionner son origine[40]. Des révélations apparaissent d’ailleurs régulièrement avec des aveux qui lèvent une partie du secret comme avec Dan Franck ou Patrick Rambaud. Dans une enquête publiée en dans Le Magazine des livres, Anne-Sophie Demonchy avance même que 20 % des livres d’aujourd’hui seraient écrits par des prête-plume[41].
Cette collaboration est cependant de plus en plus affichée comme celle de Max Gallo pour Au nom de tous les miens, signé par Martin Gray en , ou, pour prendre un autre exemple récent, la publication posthume en de Mémoire cavalière de Philippe Noiret avec l’intervention d’Antoine de Meaux dont le nom figure sur la page de garde, mais cependant pas sur la couverture. Dans le vocabulaire de la maison d'édition, on parle parfois de « métis », lorsque le nom du nègre littéraire apparaît sur la couverture[42].
La pratique de « l'écriture fantôme » (parfois désignée par l'anglicisme ghostwriting) est courante auprès des entreprises pharmaceutiques et dans le monde médical où les publications sont signées de la plume d'universitaires qui ne les ont pas véritablement écrites[43],[44],[45].
Aujourd'hui, les départements marketing de certains groupes pharmaceutiques rédigent des articles qui sont ensuite signés par des leaders d'opinion et des universitaires[43],[44],[45].
La rémunération
Quant à la rémunération, selon Marc Autret, un prête-plume serait payé 10 à 30 € la page plus un pourcentage, gardé secret, sur le bénéfice des ventes. Quand il n’y a pas de pourcentage, les « honoraires » sont de l’ordre de 75 à 100 € la page[46].[Quand ?] Au début du XXe siècle, les prête-plume politiques étaient payés environ 30 000 euros par livre, ce qui représentait environ trois mois de travail[47].
Une autre méthode consiste en une rémunération aux mots – un livre typique comptant environ 50 000 mots. Par exemple, les écrivains fantômes de « Ghostwriters Ink » demandent entre 12 000 $ et 28 000 $ (8 000 à 19 000 €) pour écrire un livre de cette taille, sans pourcentage sur les ventes[48], et les écrivains fantômes de « SEO Writer » demandent entre 10 000 $ et 12 000 $ (7 500 à 9 000 €) pour écrire un livre de cette taille, encore sans pourcentage sur les ventes[49].[Quand ?]
Le plus souvent, les prête-plume reçoivent un tiers des droits d’auteur[42].
Par ailleurs, les dernières années[évasif] ont vu apparaître des métiers qui se déclinent sous le vocable « écrivain privé » ou « artisan rédacteur » et qui proposent leurs services au grand public. Ces personnes se chargent, selon la volonté de la clientèle, de correction d’œuvres, de réécriture partielle ou totale de documents, voire de la rédaction complète de travaux à partir d’un matériau fourni[50]. La frontière est alors moins nette avec le métier d'écrivain public[51], qui remplit prioritairement des tâches administratives. On insiste en outre sur des compétences nouvelles, précédemment implicites, comme l'écoute[52].
: La Machine à écrire de Bruno Tessarech (éditions Dilettante et Gallimard), qui ouvre son roman par cette définition : « le métier de nègre consiste à donner des idées aux cons et à fournir un style aux impuissants »[63]
↑Entrée « teinturier » du Littré, édition de et supplément de , repris sur le site de l’ATILF : « Celui qui élabore, corrige, refond les œuvres auxquelles un autre met son nom. Mme la comtesse de Beauharnais a fait présenter une comédie, elle a été reçue ; on ne doute pas que le sieur Dorat ne soit son teinturier, Bachaumont, Mém. secrets, . « Il fait cela avec son teinturier », se dit d’un individu qui s’attribue un ouvrage qu’on l’a beaucoup aidé à faire ou qu’on a fait à sa place. ».
↑Le général Manstein pressait Voltaire de revoir ses Mémoires. Le roi m’a envoyé son linge sale à blanchir, il faut que le vôtre attende, répondit Voltaire, qui venait de recevoir du roi de Prusse un paquet de vers à corriger. L’esprit de tout le monde, recueilli et mis en ordre par P.-J. Martin, Paris, Hetzel, .
↑ « Molière est un chef-d'œuvre de Corneille », revue Comœdia du 7 novembre 1919.
↑(en) Dominique Labbé et Cyril Labbé, « Inter-Textual Distance and Authorship Attribution : Corneille and Molière », Journal of Quantitative Linguistics, vol. 8, no 3, , p. 213–231 (HALhalshs-00139671).
↑« Œuvre de jeunesse, Henri VI ne diffère pas beaucoup des drames des auteurs contemporains de Shakespeare. Aussi, ses détracteurs ont-ils voulu découvrir tantôt la main de Marlowe, tantôt celle de Kyd, de Peele, de Greene, de Lodge ou de Nashe outre celle de Shakespeare, lequel aurait révisé une œuvre déjà existante. »Jacques Brosse, Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays : littérature, philosophie, musique, sciences, t. III : Fa-Jo, VIII-858 p., 20 cm (ISBN978-2-221-50117-7), p. 373–374.
↑Voir l'article Lettres de mon moulin. Le , Paul Arène publie dans le journal Gil Blas un article en réponse à Octave Mirbeau qui contestait à Alphonse Daudet la paternité des Lettres de mon moulin. Il s’adresse à Daudet : « Puisqu'en notre siècle enragé d'exacts documents, il faut mettre les points sur les i et parler par chiffres, établissons, une fois pour toutes et pour n'en plus parler, qu'en effet, sur les vingt-trois nouvelles conservées dans ton édition définitive, la moitié à peu près fut écrite par nous deux, assis à la même table, autour d'une unique écritoire, joyeusement et fraternellement, en essayant chacun sa phrase avant de la coucher sur le papier. Les autres ne me regardent en rien et encore dans celles qui me regardent un peu, ta part reste-t-elle la plus grande, car si j'ai pu y apporter – du diable si je m'en souviens – quelques détails de couleur ou de style, toi seul, toujours, en trouvas le jet et les grandes lignes. »Paul Arène, « Pour un fait personnel », Gil Blas, , p. 1-2 (lire en ligne sur Gallica).
↑ a et bCatherine Mory, La Littérature pour ceux qui ont tout oublié, Larousse, 2013 (lire en ligne).
↑ a et b(en) Jeffrey R. Lacasse et Jonathan Leo, « Ghostwriting at Elite Academic Medical Centers in the United States », PLOS Medicine, vol. 7, no 2, , article no e1000230 (PMID20126384, PMCIDPMC2814828, DOI10.1371/journal.pmed.1000230) : « Medical ghostwriting, the practice of pharmaceutical companies secretly authoring journal articles published under the byline of academic researchers, is a troubling phenomenon because it is dangerous to public health. Ghostwriting was once the “dirty little secret” of the medical literature, but this no longer is the case. Pharmaceutical companies have used ghostwriting to market sertraline, olanzapine, gabapentin, estrogen replacement therapy, rofecoxib, paroxetine, methylphenidate, milnaciprin, venlafaxine, and dexfenfluramine. Ghostwriting is now known to be a major industry. »
↑ a et b(en) Leemon McHenry, « On the Origin of Great Ideas : Science in the Age of Big Pharma », Hastings Center Report(en), vol. 35, no 6, , p. 17–19 (PMID16396201, DOI10.2307/3528561, JSTOR3528561) : « To some extent, academic medicine has long involved ghostwriting. Scientific writers have often written up the results of studies. But while this practice deprives the authors of the credit they rightly deserve, it does not threaten to undermine the scientific integrity of medical research. What is relatively new on the scene is industry-sponsored ghostwriting. (...) In the new, industry-sponsored ghostwriting, pharmaceutical companies fight for market share using "key opinion leaders" paid to sign on to articles authored by marketing departements. »
↑Cédric Manuel, « Victor Hugo librettiste ou la parabole de l'araignée », Forumopera.com, (consulté le ) : « ceux qui ne peuvent accepter de voir une femme composer et publier sous son nom des œuvres musicales (« quand on songe, en effet, aux exigences de la nouvelle école musicale, on s’étonne qu’un cerveau féminin ait pu jusque là y satisfaire » [sic] ose un critique dans le Courrier des théâtres, quelques jours après la première) ; ceux – Alexandre Dumas en tête, qui fera d’ailleurs quelque scandale – qui étaient persuadés que Louise Bertin n’avait pas écrit la musique et que son père avait engagé Hector Berlioz comme « nègre musical » ».
↑Mario Patry, « Ennio Morricone [ Première partie ] », KinoCulture Montréal, (consulté le ) : « au début des années , puis il fait le « nègre » [sic] pour des compositeurs de musique de films très en vogue en Italie, comme Mario Nascimbene, Carlo Rustichelli ou encore Francesco Angelo Lavagnino, et [...] pour des chanteurs à la mode comme Mario Lanza ou Paul Anka (et plusieurs autres) ».
↑Gérard Dastugue, « Entretien avec Michel Colombier », dans Jérôme Rossi (dir.), La musique de film en France : courants, spécificités, évolutions, Symétrie, (ISBN978-2-914373-98-2), p. 398,399.
↑« Jean-Claude Petit sans cinéma », Radio Classique, (consulté le ) : « Nègre musical pour les films de Michel Magne, il a commencé à signer ses partitions au cinéma à trente-six ans ».
↑Stéphane Abdallah et Dominique Vilain, « Jerry Goldsmith : La symphonie fantastique #1 », UnderScores, (consulté le ) : « En tant que compositeur, Frankel connut un sort artistique similaire à celui de Zeisl, travaillant dans les studios pour des raisons alimentaires, dans des conditions proches de celle d’un « nègre » musical ».
↑(it) Mariarosa Mancuso, « Ettore Scola, negro », Il Foglio, (consulté le ) : « ETTORE SCOLA, NEGRO. Insomma, scrittore per conto terzi, ghostwriter, fornitore di gag, battutista a cottimo (lo fu anche Woody Allen, agli inizi). Lo voleva far scrivere sul suo biglietto da visita il giovanissimo Ettore Scola [...] veniva pagato da Metz e da Marchesi, non dai produttori: “Dal ’46-’47, per cinque o sei anni ».
↑« Ettore Scola », L'Avant-scène (consulté le ) : « jusqu’en , il ne travaille que comme nègre pour des auteurs célèbres ».
Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, Plumes de l'ombre : les nègres des hommes politiques, Paris, Ramsay, coll. « Documents et essais », , 266 p. (ISBN2-85956-939-1).