La vahiné (/vaine/) est une figure du regard européen sur les femmes tahitiennes. Attesté en Europe depuis la fin du XVIIIe siècle, ce cliché exotique sur les Polynésiennes est le produit de processus de sexualisation et de racisation de la part des colons. Il est aujourd'hui récupéré dans la promotion touristique de Tahiti.
Selon Serge Tcherkézoff, entre autres, la vahiné est un fantasme du colonialisme[3]. Cette figure a été construite à travers la littérature, la science et l'art des colons.
Dans la littérature et les sciences
Dans le récit de voyage de Bougainville, ce dernier raconte à ses lecteurs européens du XVIIIe siècle une scène de sexe en public ritualisé entre une fille et un homme tahitiens[3]. Cette image a fortement excité l'intérêt des métropolitains, dont Voltaire, qui ont commencé à bâtir un mythe de la sexualité libre polynésienne à partir des débats de l'époque sur le libertinage[3]. Ce mythe, selon lequel les femmes polynésiennes exprimeraient une sensualité féminine universelle qui serait artificiellement opprimée dans le reste du monde, fut construit à travers l'invention d'une opposition racisante entre Tahiti, douce, féminine et pâle, et la Mélanésie, dure, noire et masculine[3].
Ce racisme européen opposant Mélanésiennes et Polynésiennes s'est exprimé dans la production scientifique et pseudo-scientifique d'une ethnologie qui a considéré les cultures polynésiennes comme supérieures aux mélanésiennes[4]. L'édification de ce savoir par des hommes blancs fut liée à une occultation des enjeux de pouvoir à l'œuvre dans les relations conjugales et sexuelles entre colons et femmes autochtones, ces dernières étant imaginées en vahinés comme des objets sexuels innés[5]. Cette sexualisation et racisation, qui est aussi observable dans la littérature érotique coloniale, est dans une certaine mesure une arme libidinale de la colonisation[6].
Dans l'art
Nombre d'artistes blancs, dont Paul Gauguin, réservent une place de prédilection dans leurs tableaux à cette image de la vahiné.
Quelques illustrations :
John Webber, Poetua (1777), une des premières représentation de femme polynésienne faites par des peintres occidentaux.
La Vahine, paperolles de Rémy Ryan Richards (2012)
Dans le cas de Gauguin, l'intensité de son intérêt pour l'iconographie de la vahiné, combiné à ses relations avec de très jeunes personnes, ont justifié des critiques des inégalités coloniales de pouvoir dans sa représentation et sa fréquentation des femmes tahitiennes[7].
Adolphe Sylvain et son fils Teva, photographes blancs pour cartes postales et souvenirs de Tahiti, sont connus pour leurs clichés à vahinés dont certains reproduisent des tableaux de Gauguin[8]. Afin de bien répondre aux fantasmes masculins occidentaux, Teva Sylvain choisit des modèles à la peau claire, métis ou blancs, qu'il pare d'une couronne de feuilles[8].
La photographe contemporaine Namsa Leuba a interrogé la figure de la vahiné chez Gauguin dans son exposition The myth of the Vahine[9].
Récupération touristique à Tahiti
À travers les cartes postales et le concours Miss Tahiti, entre autres, la figure de la vahiné continue d'imprégner les représentations de Tahiti et de produire des assignations sexistes et racisantes du corps des femmes tahitiennes, notamment à des fins touristiques[10]. L'imagerie de la vahiné, mobilisée à travers la mise en compétition des corps des femmes tahitiennes dans le sport ou les concours de beauté, permet en effet de convoquer l'idéal européen de l'authenticité exotique, valorisable dans l'économie du tourisme[11].
« Le fait de « naturaliser » le comportement des femmes océaniennes, et en particulier de considérer que leur prédisposition pour l’amour est naturelle, concorde avec celui de considérer leur corps comme étant à la disposition de l’homme européen. »
« Si, comme le rappelle Claude-Olivier Doron, il faut se garder de faire une histoire des constructions coloniales qui verserait dans le finalisme et simplifierait à l’excès les « relations entre pouvoirs et savoirs » 128 (le naturel intempérant des femmes serait décrété « pour mieux légitimer les viols »), nul doute tout de même que les savoirs et les préjugés produits et véhiculés par la littérature, qu’elle soit scientifique, viatique ou fictionnelle, permettent de légitimer une certaine forme de domination à la fois raciale et sexiste sur les populations colonisées. »
↑« L’obsession de Gauguin pour les jeunes vahinés crée le malaise », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
↑ a et bMiriam Kahn, « Tahiti: the ripples of a myth on the shores of the imagination », History & Anthropology, vol. 14, no 4, , p. 307–326 (ISSN0275-7206, DOI10.1080/0275720032000156479)
↑Shanice Wolters, « Confronting Colonial Imaginings of Tahiti: An Examination of Painted and Photographed Representations of Māhū and Raerae », ARTiculate, vol. 4, , p. 36–65 (ISSN1927-9701, lire en ligne, consulté le )
↑Laura Schuft, « Les Concours de beauté à Tahiti. La fabrication médiatisée d'appartenances territoriale, ethnique et de genre », Corps, vol. 10, no 1, , p. 133–141 (ISSN1954-1228, DOI10.3917/corp1.010.0133, lire en ligne, consulté le )
↑Laura Schuft et Bernard Massiera, « Marketing a nation by the performance of gendered, exotic bodies in sport and beauty contests: the case of Tahiti », Sport in Society, vol. 15, no 1, , p. 103–116 (ISSN1743-0437)
Bibliographie
Roger Boulay, Hula hula, pilou pilou, cannibales et vahinés, Paris, Éd. du Chêne, (ISBN978-2-84277-497-4)
Serge Tcherkezoff, « La Polynésie des vahinés et la nature des femmes : une utopie occidentale masculine », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 22, , p. 63–82 (ISSN1252-7017, DOI10.4000/clio.1742, lire en ligne, consulté le )
Serge Tcherkézoff, « La construction du corps sexualisé de la Polynésienne dans l'imaginaire européen », dans Sexualités, identité & corps colonisés. XVe siècle - XXIe siècle, CNRS Editions, coll. « Corps », (lire en ligne)
Marie Brualla, « De la guenon à la Vénus, entre animalité et sensualité de la femme océanienne dans la littérature médicale (deuxième moitié du XIXe s.) », Outre-Mers, vol. 398-399, no 1, , p. 15–44 (ISSN1631-0438, DOI10.3917/om.181.0015, lire en ligne, consulté le )
Sur la dusky maiden, stéréotype très proche en anglais
(en) A Marata Tamaira, « From Full Dusk to Full Tusk: Reimagining the "Dusky Maiden" through the Visual Arts », The Contemporary Pacific, vol. 22, no 1, , p. 1–35 (ISSN1043-898X, lire en ligne)
(en) Pamela Rosi, « Shigeyuki Kihara: Subverting Dusky Maidens and Exotic Tropes of Pacific Paradise », ArtAsiaPacific, no 51, , p. 72–73 (lire en ligne)
Monographie
(en) Patty O'Brien, The Pacific Muse: Exotic Femininity and the Colonial Pacific, University of Washington Press, (ISBN978-0-295-98609-8)